Fabrique à l’œuvre #01 - La voix des commissaires
2023-2024
1200 mètres s’est élaboré dans le sillage de Georges Pérec et de son aventure littéraire Lieux. C’est vers lui que nous revenons pour tenter de conclure notre résidence. Son œuvre littéraire foisonnante, tentaculaire même, est construite sur des structures rigoureuses lui permettent ensuite de jouer à l’envie à l’intérieur de ces règles. Ainsi derrière La vie mode d’emploi, il y a un « tableau des contraintes » auquel il a consacré deux années de travail, et qu’il nomme familièrement son « échafaudage ». Ce cadre de l’échafaudage nous permet de révéler l’architecture autour de laquelle s’est déployée notre résidence.
Échafaudage :
Mode d’emploi :
Pour reprendre la terminologie de Pérec, nous faisons ici une tentative de mode d’emploi. Bien que situées dans nos expériences de 1200 mètres, nous espérons dresser des observations qui puissent servir de lignes directrices à des futurs projets de co-création.
Accepter le changement :
Selon Pablo Helguera, cité dans le livre Co-Création Marie Preston, Céline Poulin et Stéphanie Airaud, la co-création est une réalité protéiforme en fonction des intentions et des implications des participant·es. Ainsi Joris Héraclite Valenzuela se situe du côté de la “creative participation” [participation créative]. Les enfants de la Tribu du Grand Air ont pu déposer leurs propres morceaux de silicone, selon la technique de l’artiste, et ainsi constituer un « livre de murs », assemblé par l’artiste. Margot Bernard se situerait plutôt du côté de la “directed participation” [participation dirigée], chaque salarié·e s’étant prêté au jeu de l’entretien, de la discussion menée par l’artiste, enregistrée puis montée dans différentes pistes sonores. Enfin, Maha Yammine se retrouve elle au niveau de la « collaborative participation » [participation collaborative], puisqu’elle est partie de ce que les enfants de l’hôtel social pouvaient faire avec peu de moyen et peu d’espace. L’idée de jeu, ainsi que les différentes étapes de création, ont été réalisées par les expérimentations manuelles des enfants.
Nous avions comme principe curatorial celui du « Do it with others », autrui impliquant une forme d’impossibilité du contrôle et une adaptabilité nécessaire à des facteurs exogènes et imprévus. Joris Héraclite Valenzuela avait pour souhait initial de faire travailler ensemble différentes générations, des enfants et des personnes âgées, mais ce sont finalement les enfants de la Tribu du Grand air qui ont été les principaux·les participant·es. Là où Margot avait prévu des ateliers collectifs, la difficulté de la confidence a transformé les prises de son en des moments plus intimistes et privés. Enfin, Maha Yammine devait composer à chaque séance en fonction des présences et des absences des familles de l’hôtel social, notamment dues à leur difficulté à se déplacer et à sortir du périmètre de proximité.
La co-création, quel qu’en soient les degrés, consiste à faire la mise au point sur un champ en mouvement continuel. C’est accepter les flous et avoir un temps d’ouverture quasiment sans fermeture.
Travailler à plusieurs :
D’un bout à l’autre, le projet 1200 mètres devait être un travail collectif. Au moment même de défendre notre candidature, nous le faisions face à un jury composé d’une vingtaine de personnes, représentant·es (adultes et enfants) des partenaires de la résidence à venir. Mais avant cela, nous, commissaires, avions fait le choix de nous associer. Penser un projet à deux est une manière de conjuguer les habiletés. C’est aussi une façon de remettre en question et en conversation chaque décision, de ne pas se trouver dans la posture de projeter seul·e l’évolution d’une démarche. Être plusieurs c’est être mobiles, dans un entraînement mutuel. Issu·es de champs différents de la création, avec deux approches curatoriales personnelles, nous avons adapté nos manières d’agir l’un·e à l’autre. Puis cette conversation s’est ouverte à l’équipe de la Maison Populaire, aux artistes, aux partenaires, et bien sûr aux participant·es aux projets. Les termes de 1200 mètres étaient ainsi régulièrement rediscutés en fonction des rôles et des connaissances de chacun·es. Travailler ensemble nécessitait une force d’adaptation, mais aussi de réfléchir aux conditions de ces ajustements et à leur pertinence. Cette double réflexion est rendue possible parce que la Maison Populaire, en tant qu’institution porteuse de projet, devient flexible et se déplace à l’endroit de toutes les parties prenantes pour apporter des réponses précises à chaque situation. Le rôle d’Olivia est donc d’une importance capitale puisqu’elle n’a de cesse d’équilibrer - au sens d’équilibriste - le projet entre les parties-prenantes. Ce positionnement de l’institution nous a donné à nous, commissaires, la possibilité de nous concentrer sur la partie artistique : nous pouvions ainsi considérer chaque variation du projet, ajustant au fur et à mesure et prenant le temps de la discussion. Nous avons pu élaborer les deux restitutions en les conceptualisant, les discutant, et les adaptant en fonction de nos possibilités artistiques et techniques et d’éventuels revirements de situation.
Communiquer :
Pour chaque atelier à l’hôtel social, Maha et Olivia allaient frapper à toutes les portes pour signaler leur présence et inviter les familles à les rejoindre dans l’espace commun de l’hôtel. Ici relances mails, publications sur les réseaux sociaux, sont inopérantes, et la communication passe par un contact physique, direct, immédiat. Le social art practice se doit de repenser ces outils de contact pour s’adresser aux publics impliqués, aller au-delà du langage communicationnel professionnel et institutionnel, où tout du moins l’articuler avec d’autres médias et formes de transmission des informations. La virtualité semble limiter les potentiels d’action et de participation, et nous glissons ici que revenir au porte-à-porte pourrait être l’une des conditions du local et de la co-présence.
Sortir du lieu :
Dès l’appel à candidatures, nous devions penser un projet qui sortirait de l’institution dans une démarche de projection. Il était question de se projeter hors du lieu, sur son territoire, mais aussi de projeter le déménagement futur de la Maison Populaire dans l’ancienne usine EIF en phase de dépollution. Puisqu’il était question de sortir du lieu, il était important de trouver des guides sur le territoire. Ces structures associatives - La Tribu du Grand Air, La Collecterie, le Samusocial - étaient autant représentées par leurs responsables que par les différents groupes de participant·es. Toutes ces personnes nous ont guidé - artistes, commissaires, équipe de la Maison Populaire - dans leurs rayons de 1200 mètres, à travers leurs perceptions de l’espace et du temps urbain, et leurs manières d’arpenter le quotidien. Ensemble, nous avons parcouru, vécu et rejoué les expériences personnelles, pensées comme de petits événements nichés entre les interstices de la ville. Nous avons “intersticé”, nous glissant à la queue leu-leu dans les petites histoires qui font office de grands récits. Cela s’est concrétisé de manière publique en deux occasions : le 4 mai 2024 avec “Quel est le lieu qui me manque ?”, un grand jeu de piste ; et le 19 mai 2024 avec Raconter la fugue, veillée artistique au festival des Murs à Pêches. Dans le premier cas, la restitution était mobile. Il s’agissait d’aller d’étape en étape, muni·es d’un petit livret, pour découvrir et rejouer certains protocoles mis en place par les artistes et les participant·es au ateliers menés depuis quelques mois. L’activation était ainsi proposée aux publics sur le temps d’une après-midi, comme un élargissement des expériences. Dans le second cas, la restitution était plus statique, proposant un atelier de fanzines (Joris Héraclite Valenzuela et les enfants de la Tribu du Grand air), un jeu de plateau (Maha Yammine et les familles de l’hôtel social) et une sieste sonore (Margot Bernard et les employé·es de la Collecterie). Pour les deux événements, les projets étaient restitués dans leur forme active, élargissant ainsi le champ de la participation.
Andréanne Béguin et Thomas Maestro